Thursday, April 11, 2013

FPDV N°38 / CHRONICLE / Humeur anonyme, l’esprit vagabond… (2/4) / Nicolas Savignat / France


Humeur anonyme, l’esprit vagabond… (seconde partie) par Nicolas Savignat


William Eggleston (1939-), Untitled, n.d, from the Los Alamos portfolio, 1965-1974

Les photographes dit «naturalistes» sont des voyageurs aguerris. Ils partent à la recherche de l’instant t, du motif a, d’une situation x, y, z… A même le terrain, ils font feu de tout bois au gré des épisodes traversés, des obstacles rencontrés, des souvenirs rapportés. Il s’agit d’une course poursuite du vivant ou bien éventuellement d’un corps à corps avec l’existence. Ils sont piqués de la fièvre incurable de la curiosité, d’une soif intarissable de découverte. Leurs ambitions créatrices, leurs aspirations morales, leurs intentions esthétiques modèlent une mémoire à échelle humaine, tracent les grands traits d’une histoire familière, ébauchent la silhouette d’une émotion commune. On peut les définir comme des aventuriers du présent, des explorateurs esthètes, des artistes mordus… se nourrissant de la réalité du banal, s’enivrant avec les instants passagers, l’essence du mythe ordinaire… de surcroît la nostalgie rétroactive ?


William Eggleston, Untitled, 1992

William Eggleston (1939-) est un pionnier américain en matière de photographie couleur. Il immortalise sa vie quotidienne, son entourage proche, les paysages ruraux, la réalité urbaine… Il est comme un témoin des décennies des années soixante, soixante-dix, des nouvelles générations, de la société en mutation : la middle class ascendante, les banlieues peuplées de provinciaux, les espace sauvages reculés ; la minorité moins visible, les classes populaires, les prolétaires, les immigrés, les fonctionnaires, les marginaux … tous les acteurs de la société postmoderne. Il partage sa réflexion étonnée du monde, son observation scrupuleuse de la vie en compagnie de sa famille, ses amis, sa tribu, ses proches.


William Eggleston, Untitled (Memphis Tennessee), from Los Alamos, 1970

A la fantaisie des rencontres, au cours de voyages, à la faveur des opportunités ; il s’inspire de la matière vivante de la vie de tous les jours : soirées de gala, réunions de famille, fêtes nationales, visites à l’hippodrome, cérémonies funéraires, passages aux urinoirs publics, vagabondages nocturnes, randonnées pédestres, apéros improvisés sur le bitume, casse-dalles dans les fast-foods, pintes basculées dans les bars clandestins, repas dominicaux chez la voisine quinquagénaire, détours aux peep-shows, rodéos de voitures customisées…


William Eggleston, Greenwood, Mississippi, 1973, collection of Adam Bartos

Les lieux fréquentés, les objets déterminés sont donc précis, identifiables, invariables et  paradoxalement à la fois anonymes, communs, stéréotypés : bretelle d’autoroute, plaine d’agriculture intensive, lisière de forêt, épicerie de nuit entre chien et loup, mine à ciel ouvert, double voie ferrée, impasse sordide, rétroviseur éclaté, réclames publicitaires, boites aux lettres insignifiantes, guirlandes clignotantes, rocking chair dans une véranda, poteaux télégraphiques, salle de bain sordide, miroir embué, niche de chien, fenêtre condamnée, etc.


William Eggleston, Untitled (Flowering Field), 1978
Les sujets humains représentés sont également d’un grand éclectisme, d’une grande diversité : retraités grabataires, riverains empruntés, gamins frondeurs, concubines écervelées, fermiers endurcis, politiciens corrompus, pré-pubère exaltés, chasseurs hilares, républicains bourrus, réactionnaires ventripotents. Mais finalement ce n’est pas le type de profil, de modèle qui est digne d’intérêt ; c’est simplement leur humanité suffisante,  leur rayonnante unicité…



William Eggleston, The Democratic Forest 

Pour donner de l’intensité aux détails, de la consistance à ses choix, William Eggleston utilise une technique d’impression spéciale. Celle-ci est utilisée également par la publicité. Il s’agit du «dye-transfert». Ce moyen donne une qualité d’encre inégalée et une saturation de couleur optimale. Ainsi les images prennent une force picturale profonde : coucher de soleil d’un framboise cramoisi, macédoine de légumes d’une luminosité  éclatante, plafond d’un backroom rouge pétard, flaque d’eau bleu électrique, milles scintillements émeraudes, reflets rutilants d’indigo, pourpre, cassis, d’outremer profond… 


William Eggleston, Halloween children

Finalement à battre le pavé des rues de la Nouvelle-Orléans, à s’infiltrer dans les propriétés en Caroline du Nord, à rôder dans le désert du Chihuahua, à se confondre avec l’ombre des montagnes Appalaches de Terre-Neuve jusqu’en Alabama… Il en résulte une portée puissante, une dimension grande, un spectre élargi du monde ; transcendant une simple valeur ethnologique d’un détail archivé au rayon documentation ! Ces photographes visionnaires créent des correspondances, de l’interactivité, des affinités entre les gens, les objets, les lieux... il en résulte une grande fresque sociale, un éventail de visions embrassées, une galerie de personnages bigarrés… Il s’agit d’une investigation discrète, d’une démarche interrogative,  d’une entreprise prudente ; un dépaysement programmé aux lendemains inconnus, à l’issue facultative… une désorientation fringante, de petites tranches de vie… du corned-beef en rab, du burritos et autres sodas au libre-service !

Nicolas Savignat



William Eggleston, Untitled Tricycleand, Memphis, 1970

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