Saturday, May 11, 2013

FPDV N°39 / CHRONICLE / "Pittoresque de la désolation?" (1/2) / Nicolas Savignat / France


"Pittoresque de la désolation ?" par Nicolas Savignat (1/2)


Sophie Ristelhueber (1949-), Track #3, 2012, épreuve d’encre pigmentaire d’après un tirage argentique, rehaussé à l’acrylique, 104 x 132cm


On parle généralement d’un lieu quand on définit le mot désolation. Un paysage désolé est un  désert sans âme humaine, ni trace du vivant. Il y a dans cet environnement chaotique, un silence pesant que l’on assimile à des affects négatifs, l’expression de la peine profonde. Ainsi un malaise nous envahit, le tourment nous malmène, les questions se bousculent. Il n’y a plus de forme d’existence… la lutte étouffée, la perte immense, le chagrin inconsolable, le deuil impossible, les repères effacés. Mais il y a un mais ! Dans ces villes soufflées, charniers maudits, terrains accidentés, épaves désenchantées, barricades enflammées, vestiges érodés, horizons émiettés, ruines immobiles, zones sinistrées révèlent un sens au-dedans, une leçon à apprendre, une valeur existentielle fondamentale. Celles-ci sont essentielles à la compréhension du monde : nous avons été poussières d’étoiles, nous redeviendrons cendres infinitésimales…


Sophie Ristelhueber, photographie issue de la série : Eleven Blow-ups, 2006

Les guerres civiles, la disette d’une décennie, les injustices criantes, les massacres intolérables, les catastrophes environnementales, les empires effondrés, les stigmates indélébiles des catastrophes totales nous oppressent. Ceci peut de même faire fonction d’électrochocs, agissant comme un révélateur chez l’artiste, l’inventeur, le curieux, le penseur. Nous sommes face à la réalité, nous assumons notre condition humaine : précarité, vulnérabilité, insuffisance. Cette réflexion nous amène à un sentiment de déréliction,  soulève l’absurdité d’être au monde : pourquoi dépenser son énergie, à dresser des menhirs, à creuser des puits, à bâtir des temples, à labourer la terre, à ériger des murailles ?... Ainsi cette vérité infusée nous tiraille, nous galvanise ! Le sentiment d’urgence l’emporte, l’instinct soudain se déclare. La vitalité survient quasiment de ce déséquilibre… l’agitation imprudente, un appétit de vivre tout de projections tendues ! Nous sommes éveillés, triomphants, à fleur de peau… les mélodrames résorbés, la fibre exacerbée, la tragédie familière, l’échéante condition : l’interface de la menace. 


Max Beckmann, Opération, 1915, Musée Unterlinden, Colmar

Chez Max Beckmann (1884-1950), il y a également ce sentiment prédominant, cette sagesse constante, cette critique morale. Sa source d’inspiration est la guerre pendant les années 1914-1915.  Ses sujets lourds sont des vecteurs d’émotions, l’exorcisme des passions, traumatismes emparés, bouleversements salvateurs, surgissements cathartiques. Infirmier sur le front de la Prusse-Orientale, il se trouve à la première loge de cette guerre opaque. Il assiste impuissant à la terreur belliqueuse, l’obscurantisme de  l’autocratie. Les enjeux de la perte comme modèle à la muse, le désespoir comme disposition à la réactivité. Son style technique prend une forme nouvelle. Son trait devient plus accrocheur, sa ligne incisive, son dessin féroce. L’espace est volontairement désorganisé, la composition brisée, la profondeur improbable : formes anguleuses, couleurs moroses,  repentirs en exergue, hachures prononcées, quadrillages distordus. Les visages ont une présence incarnée, les corps volumineux, les reliefs palpables, la lumière tranchante…


Max Beckmann, Society, 1918, Dry point, incles, Collection of David and Eva Bradford

Il y a dans cette représentation une expression  jubilante de l’agonie, une inquiétude  poignante dans l’acte destructeur. Le mal croissant, les revers de l’infortune, le déclin en sourdine se traduisent dans son œuvre en un langage graphique brut, viscéral, impétueux, forcené, intérieur : une objectivité transcendantale ! Son attitude à l’égard du combat à mener est franche, autonome, responsable, entière. Ainsi son esprit pétrifie les martyrs, rigidifie les suppliciés, solidifie les visages ; la chorégraphie bouleversante de cadavres aux teints olivâtres. On est loin d’une représentation théâtrale, le tableau emphatique, le spectacle lyrique d’une peinture historique du XIXe siècle. Cette vision ne se veut pas porteuse de sentiments nobles ; elle est dépourvue de formule idéale. Il s’agit plutôt d’une réalité intrinsèque, personnelle, violente ! L’agencement des plans se fait selon un ordre impénétrable : la balance de l’anarchie et de l’harmonie… tronçons d’architectures, moignons tuméfiés, raccourcis transversaux, télescopages abruptes, silhouettes balbutiantes, ébauches brèves, surfaces divisées, ombres avortées…


Max Beckmann, Theatre, 1916, Prints and Multiples

Il n’est pas question de faire preuve de valeurs patriotiques, de civisme pompeux, de conventions symboliques, de vertus litigieuses, de compromis agaçants, de confessions publiques, de diplomatie de bon ton ! Il y a plutôt une volonté de transmettre une énergie enragée, un déchainement véloce : l’esprit tourmenté de la lucidité, le cœur insoumis de la subjectivité !
Francisco de Goya, Les Caprices, 23

Francisco de Goya (1746-1828) exulte de ses démons dans un recueil publié en 1799. Dans des gravures à l’eau forte, à l’aquatinte, il exprime frénétiquement son onirisme, sa noirceur dans des images mêlant le fantastique au sinistre… une brochette de personnages grotesques, orbites creuses, rictus grandiloquents, bouffons risibles, physionomies de gargouilles, ogres vils, gnomes lâches, sorcières espiègles ; morphologies d’animaux ingrats, amphibiens intouchables, bipèdes charognards, vertébrés décérébrés… un dérèglement curatif où se mêlent passion funeste, charme répulsif, cauchemar merveilleux, féerie des limbes, loufoquerie cruelle, effroi envoûtant, pittoresque de la désolation ?


Francisco de Goya, Les Caprices 69

"DANS LA NUIT du 17 au 18 juin, eut lieu, au camp de la Parade, l’exécution capitale de trente mille adolescents. Des millions d’étoiles, les éclats du mica, du sucre, les ronces, les chèvre-feuilles, les petits drapeaux en papier, les tracts du ciel, la gloire des eaux, les grandes vacances des enfants, le Deuil, l’Absence voulurent apporter leur concours.
Sans le savoir, la presse parla beaucoup de cet enfant qu’un charmeur de serpent enculait, à demi mort dans les cordages."

Le condamné à mort, Jean Genet, Poésie/Gallimard

Nicolas Savignat

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