"Pittoresque de la désolation ?" par Nicolas Savignat (1/2)
Sophie Ristelhueber (1949-), Track #3, 2012, épreuve d’encre pigmentaire d’après un tirage argentique, rehaussé à l’acrylique, 104 x 132cm |
On parle généralement d’un lieu quand
on définit le mot désolation. Un paysage désolé est un désert sans âme humaine, ni trace du vivant.
Il y a dans cet environnement chaotique, un silence pesant que l’on
assimile à des affects négatifs, l’expression de la peine profonde. Ainsi un
malaise nous envahit, le tourment nous malmène, les questions se bousculent. Il
n’y a plus de forme d’existence… la lutte étouffée, la perte immense, le
chagrin inconsolable, le deuil impossible, les repères effacés. Mais il y a un
mais ! Dans ces villes soufflées, charniers maudits, terrains accidentés, épaves
désenchantées, barricades enflammées, vestiges érodés, horizons émiettés, ruines
immobiles, zones sinistrées révèlent un sens au-dedans, une leçon à apprendre,
une valeur existentielle fondamentale. Celles-ci sont essentielles à la compréhension
du monde : nous avons été poussières d’étoiles, nous redeviendrons cendres
infinitésimales…
Sophie Ristelhueber, photographie issue de la série : Eleven Blow-ups, 2006 |
Les guerres civiles, la disette d’une
décennie, les injustices criantes, les massacres intolérables, les catastrophes
environnementales, les empires effondrés, les stigmates indélébiles des
catastrophes totales nous oppressent. Ceci peut de même faire fonction
d’électrochocs, agissant comme un révélateur chez l’artiste, l’inventeur, le curieux,
le penseur. Nous sommes face à la réalité, nous assumons notre condition
humaine : précarité, vulnérabilité, insuffisance. Cette réflexion nous
amène à un sentiment de déréliction,
soulève l’absurdité d’être au monde : pourquoi dépenser son
énergie, à dresser des menhirs, à creuser des puits, à bâtir des temples, à
labourer la terre, à ériger des murailles ?... Ainsi cette vérité infusée nous
tiraille, nous galvanise ! Le sentiment d’urgence l’emporte, l’instinct soudain
se déclare. La vitalité survient quasiment de ce déséquilibre… l’agitation
imprudente, un appétit de vivre tout de projections tendues ! Nous sommes
éveillés, triomphants, à fleur de peau… les mélodrames résorbés, la fibre
exacerbée, la tragédie familière, l’échéante condition : l’interface de la
menace.
Max Beckmann, Opération,
1915, Musée Unterlinden, Colmar
|
Chez Max Beckmann (1884-1950), il y a
également ce sentiment prédominant, cette sagesse constante, cette critique morale.
Sa source d’inspiration est la guerre pendant les années 1914-1915. Ses sujets lourds sont des vecteurs
d’émotions, l’exorcisme des passions, traumatismes emparés, bouleversements
salvateurs, surgissements cathartiques. Infirmier sur le front de la Prusse-Orientale,
il se trouve à la première loge de cette guerre opaque. Il assiste impuissant à
la terreur belliqueuse, l’obscurantisme de l’autocratie. Les enjeux de la perte comme
modèle à la muse, le désespoir comme disposition à la réactivité. Son style
technique prend une forme nouvelle. Son trait devient plus accrocheur, sa ligne
incisive, son dessin féroce. L’espace est volontairement désorganisé, la
composition brisée, la profondeur improbable : formes anguleuses, couleurs
moroses, repentirs en exergue, hachures
prononcées, quadrillages distordus. Les visages ont une présence incarnée, les
corps volumineux, les reliefs palpables, la lumière tranchante…
Max Beckmann, Society, 1918, Dry point, incles,
Collection of David and Eva Bradford
|
Il y a dans cette représentation une
expression jubilante de l’agonie, une inquiétude poignante dans
l’acte destructeur. Le mal croissant, les revers de l’infortune, le déclin en
sourdine se traduisent dans son œuvre en un langage graphique brut, viscéral,
impétueux, forcené, intérieur : une objectivité transcendantale ! Son
attitude à l’égard du combat à mener est franche, autonome, responsable,
entière. Ainsi son esprit pétrifie les martyrs, rigidifie les suppliciés,
solidifie les visages ; la chorégraphie bouleversante de cadavres aux
teints olivâtres. On est loin d’une représentation théâtrale, le tableau
emphatique, le spectacle lyrique d’une peinture historique du XIXe siècle.
Cette vision ne se veut pas porteuse de sentiments nobles ; elle est
dépourvue de formule idéale. Il s’agit plutôt d’une réalité intrinsèque, personnelle,
violente ! L’agencement des plans se fait selon un ordre impénétrable :
la balance de l’anarchie et de l’harmonie… tronçons d’architectures, moignons
tuméfiés, raccourcis transversaux, télescopages abruptes, silhouettes
balbutiantes, ébauches brèves, surfaces divisées, ombres avortées…
Max Beckmann, Theatre, 1916, Prints and Multiples |
Il
n’est pas question de faire preuve de valeurs patriotiques, de civisme pompeux,
de conventions symboliques, de vertus litigieuses, de compromis agaçants, de
confessions publiques, de diplomatie de bon ton ! Il y a plutôt une
volonté de transmettre une énergie enragée, un déchainement véloce :
l’esprit tourmenté de la lucidité, le cœur insoumis de la subjectivité !
Francisco de Goya, Les Caprices, 23 |
Francisco de Goya (1746-1828) exulte de
ses démons dans un recueil publié en 1799. Dans des gravures à l’eau forte, à
l’aquatinte, il exprime frénétiquement son onirisme, sa noirceur dans des
images mêlant le fantastique au sinistre… une brochette de personnages
grotesques, orbites creuses, rictus grandiloquents, bouffons risibles,
physionomies de gargouilles, ogres vils, gnomes lâches, sorcières espiègles ;
morphologies d’animaux ingrats, amphibiens intouchables, bipèdes charognards,
vertébrés décérébrés… un dérèglement curatif où se mêlent passion funeste,
charme répulsif, cauchemar merveilleux, féerie des limbes, loufoquerie cruelle,
effroi envoûtant, pittoresque de la désolation ?
Francisco de Goya, Les Caprices 69 |
"DANS LA NUIT du 17 au 18 juin, eut lieu, au camp de la
Parade, l’exécution capitale de trente mille adolescents. Des millions
d’étoiles, les éclats du mica, du sucre, les ronces, les chèvre-feuilles, les
petits drapeaux en papier, les tracts du ciel, la gloire des eaux, les grandes
vacances des enfants, le Deuil, l’Absence voulurent apporter leur concours.
Sans le savoir, la presse parla beaucoup de cet enfant qu’un
charmeur de serpent enculait, à demi mort dans les cordages."
Le condamné à mort, Jean Genet, Poésie/Gallimard
Nicolas Savignat
No comments:
Post a Comment