Tuesday, April 23, 2013

FPDV N°38 / CHRONICLES / "L’humeur anonyme, l’esprit vagabond…" 3/3" par Nicolas Savignat / France


L’humeur anonyme, l’esprit vagabond…(suite et fin)

Andrew Moore  <   www.andrewmoore.com/


Andrew Moore, Imagination station, Detroit, 2008-2009


Précédemment j’ai traité de photographes ayant une approche dite « naturaliste ». Cette démarche n’est pas simplement une retranscription impartiale, distanciée, placide du réel. Elle amène ces hommes à une confrontation avec la vie, à un engagement sur le terrain, à un principe d’immersion, à une détermination analytique. Pour faire leurs clichés, Jack London (1876-1916), Walker Evans (1903-1975), Elliott Erwitt (1939-), William Eggleston (1939-), Stephen Shore (1947-) n’ont pas sillonné le pays à la recherche de l’instant parfait mais ils cherchaient à rendre visible l’existence commune… Aujourd’hui, je me suis intéressé au travail de l’artiste américain Andrew Moore (1957-) et plus particulièrement à la série consacrée à la ville de Détroit aux Etats-Unis. J’ai trouvé dans cet ensemble le symbole déchu d’une époque passée, les failles du système économique, l’essoufflement du libre marché, la récession du capitalisme, les limites de la production de masse.


Andrew Moore, Theater Bizarre, Detroit, 2008-2009


Etant la quatrième ville la plus importante des Etats-Unis dans les années cinquante, Détroit s’est enrichi grâce à son industrie automobile (les trusts comme General Motors etc). Incarnation de la toute puissance du rêve américain, cette cité était également un centre culturel de premier plan (lieu de naissance de la soul music : Marvin gaye, les Jacksons five). Mais dès le milieu des années soixante, le déclin s’amorce : chômage, problèmes sociaux, guerres de gangs endémiques, chocs pétroliers répétés. Actuellement, la ville est dans une situation de faillite financière, doublée d’une désertification industrielle et d’une chute démographique sans précédent. Andrew Moore a eu l’idée de recenser les anciens théâtres, les cinémas de la ville dont certains ont été transformés en parkings. Finalement, surpris devant l’étendue des zones désertées, il a décidé de rendre compte de cette réalité historique, poétique, sociale, géopolitique, tragique… Ce photographe donne une visibilité à la précarité humaine dans sa relative présence-absence : la disparition des traces, la mémoire du rebut, le vestige tangible, le paysage de l’absence, l’urbaine mutation…


Andrew Moore, Couchin trees, Detroit, 2008-2009

A.M a photographié ces lieux dévastés par les intempéries et les déprédations des pillards. Il s’agit de quartiers entiers abandonnés. Les bibliothèques, les écoles, les magasins, les hôpitaux sont vides comme si les habitants avaient quitté les lieux précipitamment suite à une pandémie. Un silence étrange émane de ces ruines irréelles. Les signes d’identification, les codes de reconnaissance sont transformés. Pourtant les images portent un cachet particulier, un charme envoûtant indéniable. Est-ce la beauté du hanté, l’ère du no man’s land, le décor « hologrammique », la ritournelle du chaos, l’épitaphe « Armageddon », la griffure « entropique », la confusion temporelle qui donne tant de préciosité onirique à ses reproductions ? On peut se demander où nous avons atterri ?... Dans une dimension parallèle de notre conscience, dans le songe éthylique d’un aliéné… Les sites localisés sont comme les décors d’un opéra, un ersatz de chantier, un terrain accidenté, des façades de la Cinecittà… un tombeau à ciel ouvert à l’échelle d’une mégalopole. Est-ce une touche misanthrope, un gout pour l’aventure, un penchant pour l’insolite, une prédisposition pour le pire, une affinité avec l’étrangeté, une inclinaison pour l’immuable qui nous pousse à contempler longuement ces paysages quasiment vides, désolés, déroutants, délaissés par la société humaine ? …


Andrew Moore, Aurora, Detroit, 2008-2009

On peut observer que les bâtiments n’ont plus d’attribution précise, ni de fonction propre ; les limites de distinction conformes à une société organisée sont maintenant floues, poreuses, effacées… Les qualificatifs des espaces privés-publics ne subsistent plus. Egalement, le clivage monde urbain-territoire naturel est aboli, sémantiquement parlant. Une ancienne manufacture à pneus sert de gîte passager à un fumeur de crack. Des arbustes jouvenceaux prennent racine dans une terre fertilisée par des encyclopédies en décomposition. La gare est uniquement traversée de lugubres courants d’air etc. On est donc face à un nouveau lieu indéfinissable, un « eldorado » de parages au charme empreint de mystères. Il y a une dimension occulte, de l’ordre du fantastique dans les restes caduques, les traces ensevelies, les signes vains, les empreintes illisibles, les ombres fuyantes des « rares survivants »…


Andrew Moore, Buches growing in books, Detroit, 2008-2009


Ces images sont également élaborées avec le plus grand soin. Les plans très larges sont constitués rigoureusement ; la qualité de définition est proportionnellement grande. Le réalisme des couleurs, la précision des détails, l’ampleur des échelles, la perspective haute, les plans échelonnés contribuent au merveilleux de ce récit. Voici une petite liste exhaustive des leitmotiv matérialisant son univers : monticules de gravas, rideaux déchirés, dôme de béton, plâtre éclaté, tasse de café renversée, verre brisé, chaussure dépareillée, sable grossier, porte ouverte, nuages menaçants, lichen proliférant, précipitations répétées, sac à main délaissé, plantes parasites, bois vermoulus, armatures saillantes… Tous ces indices d’une vie passée, tous ces tentatives d’existence sont les preuves d’un départ sans retour… On peut de même faire des liens avec d’autre localités géographiques, appartenant au patrimoine de la « catastrophe totale » comme la mer d’Aral, ou encore l’île d’Hashima  (la ville fantôme japonaise qui a servi récemment de lieu de tournage pour le dernier James Bond, le long métrage de Sam Mendes  Skyfall).


Andrew Moore, Parking, Detroit, 2008-2009

Son travail est le reflet de la transition du monde, de l’évolution éternelle du cosmos, la destinée provisoire des cycles, de l’incertain avenir de l’univers… Toutefois, il faut noter que l’artiste aime également parfois introduire des humains dans la composition. Il faut savoir pour information que Détroit reste une ville habitée ; certains quartiers sont animés ; la culture indépendante Hip-hop y est fortement développée. La population continue d’y vivre normalement. Ils se débrouillent, travaillent, se nourrissent, s’amusent bon grè, mal gré comme tout un chacun…

Nicolas Savignat

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