L’humeur
anonyme, l’esprit vagabond…(suite et fin)
Andrew Moore < www.andrewmoore.com/
Andrew
Moore, Imagination station, Detroit,
2008-2009
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Précédemment j’ai traité de
photographes ayant une approche dite « naturaliste ». Cette démarche
n’est pas simplement une retranscription impartiale, distanciée, placide du
réel. Elle amène ces hommes à une confrontation avec la vie, à un engagement
sur le terrain, à un principe d’immersion, à une détermination analytique. Pour
faire leurs clichés, Jack London (1876-1916), Walker Evans (1903-1975), Elliott
Erwitt (1939-), William Eggleston (1939-), Stephen Shore (1947-) n’ont pas
sillonné le pays à la recherche de l’instant parfait mais ils cherchaient à
rendre visible l’existence commune… Aujourd’hui, je me suis intéressé au
travail de l’artiste américain Andrew Moore (1957-) et plus particulièrement à
la série consacrée à la ville de Détroit aux Etats-Unis. J’ai trouvé dans
cet ensemble le symbole déchu d’une époque passée, les failles du système
économique, l’essoufflement du libre marché, la récession du capitalisme, les
limites de la production de masse.
Andrew
Moore, Theater Bizarre, Detroit,
2008-2009
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Etant la quatrième ville la plus
importante des Etats-Unis dans les années cinquante, Détroit s’est enrichi grâce
à son industrie automobile (les trusts comme General Motors etc). Incarnation de la toute puissance du rêve
américain, cette cité était également un centre culturel de premier plan (lieu
de naissance de la soul music : Marvin gaye, les Jacksons five). Mais dès
le milieu des années soixante, le déclin s’amorce : chômage, problèmes
sociaux, guerres de gangs endémiques, chocs pétroliers répétés. Actuellement,
la ville est dans une situation de faillite financière, doublée d’une
désertification industrielle et d’une chute démographique sans précédent. Andrew
Moore a eu l’idée de recenser les anciens théâtres, les cinémas de la ville
dont certains ont été transformés en parkings. Finalement, surpris devant
l’étendue des zones désertées, il a décidé de rendre compte de cette réalité historique,
poétique, sociale, géopolitique, tragique… Ce photographe donne une visibilité
à la précarité humaine dans sa relative présence-absence : la disparition
des traces, la mémoire du rebut, le vestige tangible, le paysage de l’absence,
l’urbaine mutation…
Andrew Moore, Couchin trees, |
A.M a photographié ces lieux dévastés
par les intempéries et les déprédations des pillards. Il s’agit de quartiers
entiers abandonnés. Les bibliothèques, les écoles, les magasins, les hôpitaux
sont vides comme si les habitants avaient quitté les lieux précipitamment suite
à une pandémie. Un silence étrange émane de ces ruines irréelles. Les signes d’identification,
les codes de reconnaissance sont transformés. Pourtant les images portent un
cachet particulier, un charme envoûtant indéniable. Est-ce la beauté du hanté,
l’ère du no man’s land, le décor « hologrammique », la ritournelle du
chaos, l’épitaphe « Armageddon », la griffure « entropique »,
la confusion temporelle qui donne tant de préciosité onirique à ses reproductions ?
On peut se demander où nous avons atterri ?... Dans une dimension
parallèle de notre conscience, dans le songe éthylique d’un aliéné… Les sites localisés
sont comme les décors d’un opéra, un ersatz de chantier, un terrain accidenté, des
façades de la Cinecittà… un tombeau à ciel ouvert à l’échelle d’une mégalopole.
Est-ce une touche misanthrope, un gout pour l’aventure, un penchant pour
l’insolite, une prédisposition pour le pire, une affinité avec l’étrangeté, une
inclinaison pour l’immuable qui nous pousse à contempler longuement ces
paysages quasiment vides, désolés, déroutants, délaissés par la société
humaine ? …
Andrew Moore, Aurora, Detroit, 2008-2009 |
On peut observer que les bâtiments
n’ont plus d’attribution précise, ni de fonction propre ; les limites de
distinction conformes à une société organisée sont maintenant floues, poreuses,
effacées… Les qualificatifs des espaces privés-publics ne subsistent plus.
Egalement, le clivage monde urbain-territoire naturel est aboli, sémantiquement
parlant. Une ancienne manufacture à pneus sert de gîte passager à un fumeur de
crack. Des arbustes jouvenceaux prennent racine dans une terre fertilisée par
des encyclopédies en décomposition. La gare est uniquement traversée de
lugubres courants d’air etc. On est donc face à un nouveau lieu indéfinissable,
un « eldorado » de parages au charme empreint de mystères. Il y a une
dimension occulte, de l’ordre du fantastique dans les restes caduques, les
traces ensevelies, les signes vains, les empreintes illisibles, les ombres fuyantes
des « rares survivants »…
Andrew Moore, Buches growing in books, |
Ces images sont également élaborées
avec le plus grand soin. Les plans très larges sont constitués rigoureusement ;
la qualité de définition est proportionnellement grande. Le réalisme des
couleurs, la précision des détails, l’ampleur des échelles, la perspective
haute, les plans échelonnés contribuent au merveilleux de ce récit. Voici une
petite liste exhaustive des leitmotiv matérialisant son univers : monticules
de gravas, rideaux déchirés, dôme de béton, plâtre éclaté, tasse de café
renversée, verre brisé, chaussure dépareillée, sable grossier, porte ouverte, nuages
menaçants, lichen proliférant, précipitations répétées, sac à main délaissé,
plantes parasites, bois vermoulus, armatures saillantes… Tous ces indices d’une
vie passée, tous ces tentatives d’existence sont les preuves d’un départ sans
retour… On peut de même faire des liens avec d’autre localités géographiques,
appartenant au patrimoine de la « catastrophe totale » comme la mer
d’Aral, ou encore l’île d’Hashima (la ville fantôme japonaise qui a servi
récemment de lieu de tournage pour le dernier James Bond, le long métrage de
Sam Mendes Skyfall).
Andrew Moore, Parking, Detroit, 2008-2009 |
Son travail est le reflet de la
transition du monde, de l’évolution éternelle du cosmos, la destinée provisoire
des cycles, de l’incertain avenir de l’univers… Toutefois, il faut noter que
l’artiste aime également parfois introduire des humains dans la composition. Il
faut savoir pour information que Détroit reste une ville habitée ;
certains quartiers sont animés ; la culture indépendante Hip-hop y est fortement
développée. La population continue d’y vivre normalement. Ils se débrouillent,
travaillent, se nourrissent, s’amusent bon grè, mal gré comme tout un chacun…
Nicolas Savignat
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