Humeur anonyme, l’esprit vagabond… (1/3)
Walker Evans (1903-1975),
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Cette fois-ci, je vais aborder le
médium de la photographie. Un groupe de penseurs, d’humains, d’individus se
reconnaissant dans un cadre distinct, une position engagée, une démarche
assumée… Cette tribu exprime le vivant dans une réalité naturelle ; un
idéal d’authenticité dénué de codes agencés, éloigné de la volonté de mettre en
scène, de fabriquer la sensation, de calculer l’évènement. Ils se tournent
vers l’apparente simplicité des sujets, des modèles, des paysages. Leur
cheminement prudent révèle le présent ; leur quête nomade donne une dimension
au quotidien ; leur mission d’humilité apporte un sens à l’existence en
temps, en heures, en lieux… Ces artistes capturent le ressenti indicible du
monde, l’essence de l’univers. Ils saisissent des clichés de l’animé, du
mouvement, des êtres, des âmes, des choses, des éléments, des architectures, des
objets du banal, du quotidien. Ils rendent compte de la vie sans équivocité
instrumentalisé ; dépouillé d’intention symbolique, de poncif archétypal…
Il y a également une volonté d’objectivité, de représenter la vie nue, frontale,
cruelle, entière… une écriture de la lumière… une beauté rayonnante… Ils se
sentent anonymes, s’infiltrant, embrassant, fusionnant avec les paysages
arpentés, les humains rencontrés, les décennies traversées tels des
prospecteurs du réel, des errants multiples, des chercheurs du dehors, des
conquérants de grands espaces, des pionniers de l’ailleurs, des saisonniers de
liberté…
Walker Evans,
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Walker Evans (1903-1975) photographie
des sujets prosaïques. Il dépasse la définition stricto sensu de
reporter ; il transcende le fait d’actualité pour atteindre une réalité
plus atemporelle, universelle, démesurée, grandiose… Il prend des clichés des façades
de maisons, des intérieurs domestiques, des visages bigarrés, des vitrines
éclairées indifféremment mais avec une rigueur soutenue, une composition structurée,
une intuition profonde. Il s’attache à la vie des individus se plaçant sur son
chemin ; il s’intéresse ainsi à son environnement proche, à ses contemporains
présents… Malgré les doutes, les détours, l’affliction ; il suit ses
convictions avec pugnacité, ascétisme, passion, pudeur, éthique… Il rend compte
de la vie dans sa force inextinguible, sa tragique entité, sa constitution
irréductible, sa présence inhérente, son aura mouvante, son immanente
simplicité…
Walker Evans,
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Comme il le dit lui-même « je ne cherchais rien, les choses me cherchaient, je le sentais ainsi, elles m’appelaient vraiment ». A la recherche d’une vérité plus qu’une émotion, il ne veut pas donner d’explications, de mobiles, de justifications à ses images. Conceptuel, radical, il prend la réalité en elle-même : absolument suffisante, immensément intrinsèque, amplement bouleversante… ! Quelques soient ses sujets : la misère paysanne, la vie moderne, la Grande Dépression des années trente, les familles de fermiers de l’Alabama profond, les paysages de friches industrielles, les églises périurbaines, les banlieues de la middle class ; il n’y a dans son approche ni sentimentalisme, ni pathos, ni idéalisation, ni misérabilisme, ni volonté de dénonciation, ni emphase démonstrative ! Les gens sont eux-mêmes, les lieux immuables, les atmosphères restent intactes… Les modèles sont représentés dans leur force brute, leur consistance solide : avilis, les cheveux hirsutes, soucieux, la peau burinée, empathiques, les regards de braise, affaiblis, les muscles saillants, fébriles, les visages émaciés, robustes, les rides du labeur, dénutris, les fossettes de la tendresse… Ils sont à la fois solaires et ténébreux, des héros légendaires, des pouilleux éternels, des esclaves, des hercules, des mortels, des rêveurs, des marginaux, des bohémiens, des damnés, des élus, des madones, des seigneurs …
Walker Evans, Un
refuge à la suite d’inondations, Forest city, Arkansas.
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Dans les photos de polaroids, les lieux
sont souvent désertés par la foule. On peut y observer seulement des traces
humaines, in fine des signes du passage du temps : mobilier urbain érodé,
rideaux de fer baissés, infrastructures abandonnées, panneaux de signalisation
penchés, terrains en jachères, murs cloqués, trous de souris, églises
insalubres, boîtes aux lettres éventrées, jardins envahit de ronces, stations-services
anodines, talus du bas-côté, asphalte fissuré, nids d’oiseaux abandonnés,
vérandas pittoresques, bancs publics vides, berges d’un fleuve en crue, échafaudages
en chantier, pilonnes électriques tordus… L’acte minoritaire de choisir des
sujets «vulgaires» est audacieux pour l’époque ; on est loin d’un parti
pris institutionnel, codifié, lisse, déifié, évaluable, réduit à une
compréhension totale, arrêtée, fantasmée… Ici le réel surgit uniquement, s’engouffre
immédiatement, s’inscrit invariablement dans une force de réflexion ;
provoquant un débat de fond continu, insondable … Il en résulte des images
pleines d’une évidente vitalité, d’un archaïsme pur, d’une expression
éclatante, d’une luminosité franche dans la joie, l’ennui, l’espoir, la
nostalgie, le silence, la mélancolie, l’amour… une vie ordinaire, unique,
merveilleuse, plurielle, mouvementée, extraordinaire…
Nicolas Savignat
Walker Evans, Tombe
d’enfant, Alabama, 1936.
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