Saturday, March 23, 2013

FPDV N°37 / CHRONICLE / "Humeur anonyme, l’esprit vagabond…" (1/3) par Nicolas Savignat / France


Humeur anonyme, l’esprit vagabond… (1/3)


Walker Evans (1903-1975), Alabama, 1936.

Cette fois-ci, je vais aborder le médium de la photographie. Un groupe de penseurs, d’humains, d’individus se reconnaissant dans un cadre distinct, une position engagée, une démarche assumée… Cette tribu exprime le vivant dans une réalité naturelle ; un idéal d’authenticité dénué de codes agencés, éloigné de la volonté de mettre en scène, de fabriquer la sensation, de calculer l’évènement. Ils se tournent vers l’apparente simplicité des sujets, des modèles, des paysages. Leur cheminement prudent révèle le présent ; leur quête nomade donne une dimension au quotidien ; leur mission d’humilité apporte un sens à l’existence en temps, en heures, en lieux… Ces artistes capturent le ressenti indicible du monde, l’essence de l’univers. Ils saisissent des clichés de l’animé, du mouvement, des êtres, des âmes, des choses, des éléments, des architectures, des objets du banal, du quotidien. Ils rendent compte de la vie sans équivocité instrumentalisé ; dépouillé d’intention symbolique, de poncif archétypal… Il y a également une volonté d’objectivité, de représenter la vie nue, frontale, cruelle, entière… une écriture de la lumière… une beauté rayonnante… Ils se sentent anonymes, s’infiltrant, embrassant, fusionnant avec les paysages arpentés, les humains rencontrés, les décennies traversées tels des prospecteurs du réel, des errants multiples, des chercheurs du dehors, des conquérants de grands espaces, des pionniers de l’ailleurs, des saisonniers de liberté…


Walker Evans, Alabama noon with two strays (Sprott Store), Keron Psillas, 1936.

Walker Evans (1903-1975) photographie des sujets prosaïques. Il dépasse la définition stricto sensu de reporter ; il transcende le fait d’actualité pour atteindre une réalité plus atemporelle, universelle, démesurée, grandiose… Il prend des clichés des façades de maisons, des intérieurs domestiques, des visages bigarrés, des vitrines éclairées indifféremment mais avec une rigueur soutenue, une composition structurée, une intuition profonde. Il s’attache à la vie des individus se plaçant sur son chemin ; il s’intéresse ainsi à son environnement proche, à ses contemporains présents… Malgré les doutes, les détours, l’affliction ; il suit ses convictions avec pugnacité, ascétisme, passion, pudeur, éthique… Il rend compte de la vie dans sa force inextinguible, sa tragique entité, sa constitution irréductible, sa présence inhérente, son aura mouvante, son immanente simplicité… 


Walker Evans, Alabama, 1936.

Comme il le dit lui-même « je ne cherchais rien, les choses me cherchaient, je le sentais ainsi, elles m’appelaient vraiment ». A la recherche d’une vérité plus qu’une émotion, il ne veut pas donner d’explications, de mobiles, de justifications à ses images. Conceptuel, radical, il prend la réalité en elle-même : absolument suffisante, immensément intrinsèque, amplement bouleversante… ! Quelques soient ses sujets : la misère paysanne, la vie moderne, la Grande Dépression des années trente, les familles de fermiers de l’Alabama profond, les paysages de friches industrielles, les églises périurbaines, les banlieues de la middle class ; il n’y a dans son approche ni sentimentalisme, ni pathos, ni idéalisation, ni misérabilisme, ni volonté de dénonciation, ni emphase démonstrative ! Les gens sont eux-mêmes, les lieux immuables, les atmosphères restent intactes… Les modèles sont représentés dans leur force brute, leur consistance solide : avilis, les cheveux hirsutes, soucieux, la peau burinée, empathiques, les regards de braise, affaiblis, les muscles saillants, fébriles, les visages émaciés, robustes, les rides du labeur, dénutris, les fossettes de la tendresse… Ils sont à la fois solaires et ténébreux, des héros légendaires, des pouilleux éternels, des esclaves, des hercules, des mortels, des rêveurs, des marginaux, des bohémiens, des damnés, des élus, des madones, des seigneurs …


Walker Evans, Un refuge à la suite d’inondations, Forest city, Arkansas.

Dans les photos de polaroids, les lieux sont souvent désertés par la foule. On peut y observer seulement des traces humaines, in fine des signes du passage du temps : mobilier urbain érodé, rideaux de fer baissés, infrastructures abandonnées, panneaux de signalisation penchés, terrains en jachères, murs cloqués, trous de souris, églises insalubres, boîtes aux lettres éventrées, jardins envahit de ronces, stations-services anodines, talus du bas-côté, asphalte fissuré, nids d’oiseaux abandonnés, vérandas pittoresques, bancs publics vides, berges d’un fleuve en crue, échafaudages en chantier, pilonnes électriques tordus… L’acte minoritaire de choisir des sujets «vulgaires» est audacieux pour l’époque ; on est loin d’un parti pris institutionnel, codifié, lisse, déifié, évaluable, réduit à une compréhension totale, arrêtée, fantasmée… Ici le réel surgit uniquement, s’engouffre immédiatement, s’inscrit invariablement dans une force de réflexion ; provoquant un débat de fond continu, insondable … Il en résulte des images pleines d’une évidente vitalité, d’un archaïsme pur, d’une expression éclatante, d’une luminosité franche dans la joie, l’ennui, l’espoir, la nostalgie, le silence, la mélancolie, l’amour… une vie ordinaire, unique, merveilleuse, plurielle, mouvementée, extraordinaire…

Nicolas Savignat


Walker Evans, Tombe d’enfant, Alabama, 1936.

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