Tuesday, March 2, 2010

FPDV N°03 CAROLINE CRANSKENS

INCOMPLETE STONE: FRAGMENTS DE PIERRE

Si, si, je me souviens de qui j’étais, je pourrais même redevenir cette personne, parce que j’ai tout ce qu’il faut, le souffle, la jeunesse, l’envie. Mais je suis attiré par Pierre.
“C’est agaçant à la fin?” Non. “On vit bien sans!” Oui, c’est sûrement vrai. “Vous ne voulez vraiment pas essayer?” J’ai peur de ne pas y arriver, j’ai peur de mourir, vous comprenez? J’ai peur d’être.
Pierre était, c’est un fait, même s’il était ailleurs, il était le point à la ligne. C’était le pire des hommes, qu’on n’approche pas, qu’on ne couche pas, qu’on ne lève pas, qu’on laisse sur sa montagne, dans sa merde, qu’on laisse crever, qu’on balance dans le ravin, une tragédie aérienne enfermée dans une boîte. Qu’on ne quitte pas. J’étais son abreuvoir, je ne tarissais pas, il grossissait, j’étais son chien de garde, le garant de sa mémoire. Il occupait les lieux, mentait sans doute, trafiquait le compteur, déréglait le temps, assis là, dans n’importe quelle position, me tendant premièrement le bras, deuxièmement le sac - je piochais, pas au hasard, ce n’est pas vrai, j’avais des questions, beaucoup de questions -, troisièmement le chapeau -alors, je donnais ce que j’avais sur moi, c’est à dire des souvenirs de la veille, le plus souvent rien d’essentiel, un chapitre presque blanc, vert tout au plus, des vétilles. Il composait avec, grave toujours et sans dévier d’un ton, me retournait. Il était assis là ou ici, et d’autres fois, on marchait sans rien dire.
Je me disais que je marchais avec l’âme du monde à mes côtés et je ne vois pas d’âme plus présente sur terre que la sienne, écrasante et lumineuse. Et réelle, encore plus réelle que la mort.


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